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Je suis… un bic. 

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Un "banal" stylo à bille.

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Je suis… cet objet familier et commun, ancré dans votre quotidien depuis toujours : je suis noyé dans votre pot à crayons, coincé au fond de votre sac à main, je traîne sur le buffet de votre salon ou dans la trousse d’école de votre enfant. Je suis pratique, fonctionnel et toujours disponible.

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Je suis à bille, comme mon nom l’indique, car je suis doté d’une petite bille à la pointe, qui entraîne l’encre que je contiens sur votre papier pour laisser les traces que vous voulez, où vous le voulez. Je suis destiné à écrire, on m’a fabriqué pour ça.

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J’ai détrôné ce bon vieux stylo plume d’antan et suis rapidement devenu votre fidèle compagnon. Je signe vos chèques, je liste vos courses sur un post-it, je gribouille sur vos marges de cahiers dès que vous entendez un discours soporifique ou quand vous êtes au téléphone... parfois, j’ai un peu plus de chance, on me laisse écrire des mots d’amour. Mais ça se fait rare, car maintenant, on laisse cette mission aux claviers. C’est vraiment dommage, j’aime bien faire ça, moi ! D’ailleurs même les cartes postales se sont transformées en messages Whatsapp… Je vaux 20 centimes pour être exact et on me trouve dans tous les supermarchés,
souvent vendu par lot. Ce sont des milliards comme moi qui se vendent depuis 70 ans ! C’est vrai que je ne suis plus tout jeune, mais je n’ai pas pris une ride… car je reste au top des ventes : vous vous rendez compte ? On achète un bic toutes les 3 secondes dans le monde ! C’est dingue !...

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Avec des chiffres comme ça, autant dire que je ne peux être précieux pour personne… Reproduit à autant d’exemplaires identiques, et si facilement remplaçable, je n’ai… pas grand-chose d’unique…

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Et en plus de ne pas être unique, je suis jetable. Je suis censé écrire 2 km... mais 2 km de quoi, d’ailleurs ?... Ma peau transparente vous indique en un coup d’oeil mon espérance de vie. Il vous suffit de regarder s’il reste encore de l’encre et vous devinez si j’ai encore de longues lignes devant moi, ou si je vais bientôt être à sec.

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Quand on est un Bic, on ne sait jamais sur quelle main on va tomber, ni quels mots, courbes, traits, points, formes elle va nous ordonner de faire. C’est toujours un grand mystère. Je crois qu’on n’est pas tous fabriqués avec le même destin.

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Moi, c’est une main gauche qui m’a adopté. Une main, tout ce qu’il y a de plus normal. Pas de grands ongles multicolores, une peau un peu sèche, pas une tonne de bijoux clinquants qui se cognent à moi quand elle m’agrippe. Une petite main toute nue et toute simple de jeune femme. Elle s’appelle Amandine.

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Amandine, elle m’utilise pour faire autre chose que ce qu’on demande à mes semblables. Ensemble, on dessine ! Des objets précieux ou anciens, des portraits de regards perçants ou intrigants, des visages dont elle essaie de deviner l’histoire et les émotions…

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Mais dessiner me direz-vous, cela appartient au crayon, au fusain, à la sanguine ! Ceux qui glissent sur le papier, s’effacent, s’estompent ! Pas au Bic, quelle idée ! C’est drôle car moi, je n’ai aucune de ces qualités.

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Avec moi, chaque tracé, chaque chemin emprunté, est irréversible, indélébile… et quand survient l’erreur,
Amandine n’a d’autre choix que de faire avec. D’accepter, de camoufler, de rattraper, d’avancer. Un peu comme dans la vie, quand on se plante.

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Ça fait pile un an qu’on part comme ça à l’aventure : pas d’esquisse, pas de tracé préparatoire au crayon ou de gomme qui enlève de l’histoire à son dessin. Pas de retour en arrière. Tout ce qui est fait, reste sur le papier.

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Mais c’est justement ce caractère définitif qui l’attire chez moi. Même si sa main est parfois un peu tremblante avant de se lancer (il faut dire que c’est effrayant, une feuille blanche !), je crois qu’elle fait finalement un peu son auto-thérapie en m’utilisant : elle apprivoise et dédramatise ses erreurs, apprend à rebondir sur ses propres écarts… écarts qui l’emmènent sur des chemins imprévus, qu’elle ne pensait pas emprunter au départ.

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Alors à chaque dessin, même rituel. On y va, on se lance directement. Et à la fin, je crois qu’elle souffle : elle a la sensation d’avoir réussi à s’approprier un modèle. Il ne faut pas se leurrer, il ne ressemble jamais tout à fait à la photo de départ : en apparence elle reproduit, en profondeur, elle s’imprègne. 

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Bon, je crois qu’il ne me reste plus que quelques gouttes, je commence à me sentir vraiment léger… Alors, avant de vous laisser, j’aimerais vous inviter, dorénavant, à voir mes confrères Bic différemment. Autorisez à votre Bic une pause créatrice. Donnez-lui autre chose à faire que votre « to-do list » à rallonge. Au bureau, dessinez une plage de sable fin et accrochez votre oeuvre ensoleillée sur l’écran d’ordinateur de votre collègue. Faites une petite fleur pour la maîtresse dans le cahier de liaison de votre fille pour accompagner votre traditionnelle signature. Soyez inventif. Oubliez le crayon : n’ayez pas peur de ne pas savoir dessiner, n’ayez pas peur de l’erreur. 

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Car se tromper…C’est aussi être libre !

 

Texte de Pâte d'Amande lu le 7 juillet 2018, lors de la première exposition de ses dessins au stylo, lors d'une soirée Pause Buissonnière organisée par l’équipe de la Médiathèque Paul Zwingelstein de Wittenheim.
 

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